Internet, Simone de Beauvoir et le panier de linge sale n’ont a priori rien en commun, sauf peut-être Titiou Lecoq. Connue pour son blog Girls & Geeks, elle vient de publier Libérées ! un essai sur l’identité féminine aussi drôle que percutant. Un peu comme elle finalement. A travers ce portrait on découvre une femme forte et obstinée, profondément attachée à sa liberté. Et si c’était ça finalement le lien entre Internet, Simone et le panier de linge sale…
Aujourd’hui tu sors Libérées ! le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, pourtant les questions autour du fait d’être une femme te sont venues assez tardivement…
C’est arrivé tardivement parce qu’il m’a fallu du temps pour me rendre compte que j’étais une femme ! Vers 18 ans, quand j’ai commencé à remplir des papiers officiels et qu’il fallait cocher la case « homme » ou « femme », je cochais femme mais par élimination. A cet âge là « femme » était un mot qui me faisait peur. Je le trouvais écrasant, et avec mes copines on a longtemps parlé de nous en tant que « filles ». Pourquoi est-ce que ça me faisait peur ? Certainement parce que j’ai grandi avec l’idée qu’on était à égalité avec les garçons, qu’il n’y avait pas de problèmes, donc les femmes, les filles ça ne me parlait pas trop.
Quand j’ai commencé mes jobs d’étudiante j’ai découvert le sexisme. C’était à moi qu’on faisait des remarques sur mon pantalon hyper moulant, à moi qu’on coupait la parole… C’était des choses qui me paraissaient très étranges, mais je reliais ça à l’aspect galère des jobs alimentaires. Aujourd’hui je me rends compte qu’il y avait partout des signes de discrimination parce que j’étais une femme, que je nageais dans un univers inégalitaire, mais je ne voyais rien. J’étais en Lettres modernes, et sur la totalité de mon parcours, qui a duré longtemps (rires), je n’ai jamais étudié l’œuvre d’une femme, une fois on a évoqué Marguerite Duras. DEUG, licence, maitrise, master 2, et première année d’introduction à la thèse, pas une femme, c’est quand même dingue ! Je ne réalisais pas parce que les auteurs que j’aimais étaient des hommes, mes profs étaient des hommes, alors que dans l’amphi il n’y avait que des filles… Les indices étaient nombreux mais je ne les voyais pas.
Et je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite car la vie professionnelle commence au SMIC pour la majorité des gens, donc au départ il n’y a pas d’écart de salaire. Il faut attendre de monter, ou de ne pas monter, pour réaliser qu’il y a quelque chose qui déconne. Généralement c’est autour de la trentaine, moment qui coïncide avec l’arrivée des enfants, tu comprends qu’être une femme en fait c’est super pourri ! Que c’est une grosse arnaque (rires). Pour moi ça a été assez violent car je me voyais comme un espèce d’esprit universel. Si je pense à moi en tant qu’individu je ne pense pas à moi en tant que femme. « Femme » est un attribut comme « je suis droitière », « je suis née dans les années 1980 », ce n’est pas mon identité fondamentale. Au final ce qui est terrible c’est qu’à chaque fois que j’ai ressenti mon identité féminine c’est à travers des expériences négatives. On me faisait des remarques sur mon corps, ma sexualité, des remises en question quant à ma crédibilité… Et c’est là où tu te dis « Ah ouais… En fait je suis une femme ».
Aujourd’hui je me rends compte qu’il y avait partout des signes de discrimination parce que j’étais une femme, que je nageais dans un univers inégalitaire, mais je ne voyais rien.
C’est cette prise de conscience qui t’as amenée au féminisme ?
Pas réellement, parce que paradoxalement j’étais profondément féministe. Ma mère a participé au MLF (Mouvement de Libration des Femmes) et j’ai grandi dans une famille totalement matriarcale. Ma grand-mère a eu deux filles, mon père n’étant pas là c’est ma mère qui dirigeait, et on était deux, ma sœur et moi. Un environnement avec beaucoup de femmes et avec une mère qui a toujours eu un petit côté… (elle réfléchit) je n’irai pas jusque misandre, mais elle doit être l’une des rares personnes en France qui postule que les femmes sont plus intelligentes que les hommes (rires). En quatrième j’avais lu Mémoires d’une jeune fille rangée et ça a été le choc de ma vie. De même mon premier roman, Les morues … est féministe… Donc féministe je le suis depuis longtemps, en revanche je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait un problème avec mon banquier quand on se parlait. J’avais l’impression que j’avais réglé tous mes problèmes de discrimination dans ma vie (rires), mais que c’était important de continuer à faire avancer le féminisme pour toutes les pauvres femmes autour de moi. J’étais féministe pour les autres.
A travers ton blog, Girls & Geeks et ton roman Sans télé, on ressent davantage le froid, tu relates ton parcours et les galères que tu as rencontrées, c’était important pour toi de parler de cette expérience ?
Quand j’ai commencé mon blog je parlais de mes galères, et j’en avais vraiment à revendre à l’époque. Rien n’allait donc c’était simple. Je venais de quitter mon copain et j’avais besoin d’écrire. A côté il y avait de plus en plus de blogs, j’aimais bien et j’avais envie d’en ouvrir un, même si en 2008 c’était un peu honteux. En plus quand tu étais une fille et que tu ouvrais un blog c’était un « blog de fille ». Même au niveau des récompenses de la blogosphère il y avait la catégorie « blog de fille »…
Parallèlement je commençais à écrire Les morues, je savais que j’étais partie pour écrire pendant longtemps un roman toute seule dans mon coin. Avec le blog je pouvais publier assez rapidement et avoir un retour sur l’écriture. Et comme pour la série GIRLS, il y a eu un effet de génération. Les galères que je traversais, plein d’autres gens vivaient exactement les mêmes.
Dans Libérées ! tu parles de la violence du choc quand tu réalises soudain que tu es devenue « une ménagère », un rôle que tu te retrouves à porter malgré toi…
La prise de conscience a été hyper violente ! De mes dix-neuf ans à mes vingt-neuf ans j’ai vécu des super années, mais ça a aussi été une période de grosse galère. Je n’avais pas une tune, je ne mangeais pas assez, j’étais en dessous du seuil de pauvreté. J’habitais Paris certes, mais je vivais grâce aux APL. Je grattais de l’argent dans tous les sens. Passé le cap des 25 ans, alors que je n’avais qu’une envie : écrire, je me souviens de ce moment absolument horrible, quand des amis ont commencé à s’inquiéter et à me faire comprendre que ce serait bien que je trouve un « vrai travail », qu’il était temps de grandir. En même temps je peux comprendre, ma vie avait l’air chaotique et on pouvait vraiment penser « Mais putain la pauvre meuf, elle est complètement paumée, elle fait n’importe quoi, elle ne s’en sort pas, elle s’accroche à sa lubie… » Pendant ces dix années j’ai tellement fait de sacrifices… J’étais programmée pour devenir prof de français, c’était l’idéal de ma mère. Quand je suis arrivée au CAPES j’ai crié « ah, mais en fait non ! » J’ai d’abord été malheureuse et puis rapidement je me suis retrouvée face à la question « Qu’est ce que je vais faire maintenant ? » Je n’avais aucune idée mais j’avais une certitude, je voulais écrire. Je ne savais pas comment, ni où ça allait me mener mais de mois en mois, puis d’années en années mes projets ont avancé. Je me suis accrochée, avec des moments où je pleurais toutes les larmes de mon corps en me demandant « Mais putain pourquoi c’est aussi dur ? » Et si professionnellement ce n’était pas facile, la rencontre avec mon compagnon a elle aussi été une histoire assez compliquée, mais pareil on se bat. On finit par s’installer ensemble, je publie des livres on a deux enfants, je m’occupe d’eux, je fais les traitements anti-poux, je vais les chercher en urgence quand ils sont malades, je fais tourner je ne sais combien de machines dans la semaine. Tout ça commence à prendre une place assez importante, et d’un coup je constate tout bonnement que ma vie est en train de devenir une vie de merde ! Alors même que j’ai passé dix ans à galérer pour avoir une vie cool ! Et là c’est non, il n’y a pas moyen. J’ai eu le sentiment d’avoir été rattrapée « Tu n’as pas voulu être fonctionnaire et bien tu feras quand même des traitements anti-poux tous les soirs! ». Je me suis d’abord insurgée et puis je me suis interrogée « Pourquoi c’est moi qui fait les traitements tous les soirs ? » Parce que je suis une femme donc les tâches ménagères me reviennent….
Et là ça été le déclic pour revoir entièrement notre mode de vie.
J’ai eu le sentiment d’avoir été rattrapée « Tu n’as pas voulu être fonctionnaire et bien tu feras quand même des traitements anti-poux tous les soirs! ».
Un rôle d’autant plus difficile à encaisser qu’il n’est souvent pas choisi, dans ton livre tu décryptes une multitude de mécaniques sous-jacentes qui empêchent les femmes d’être libres et notamment le concept de charge mentale tu peux nous en dire plus ?
En réfléchissant sur ce concept de charge mentale j’ai remarqué que ce n’était pas uniquement lié aux enfants mais que c’était quelque chose de plus ancien et de plus profond. Non pas que depuis toute petite je sois à cheval sur les tâches ménagères, j’étais plutôt bordélique, mais j’ai toujours été en train d’anticiper. Et on retrouve cette question centrale de l’anticipation dans de nombreux traits de la vie des femmes, le sac à main par exemple : une bouteille d’eau si j’ai soif, une petite laine si j’ai froid, un petit carnet si j’ai une idée, un livre s’il y a la queue, des mouchoirs si jamais j’ai le nez qui coule, des chewing-gum si j’ai mauvaise haleine… Or j’ai eu des sacs à main avant d’être mère. Autre exemple, les listes. J’ai toujours trouvé ça génial et j’avais plein de copines qui me disaient « moi aussi j’adore les listes ! » Mais je n’avais jamais réfléchi au fait que c’était majoritairement des filles, je ne l’avais jamais relié à l’identité féminine. On nous programme à anticiper, ce sont des attendus de la société, de l’entourage qui se mettent en place rapidement. On met des crèmes pour anticiper les rides, on s’épile pour anticiper le retour des poils… Ce devrait être une force d’avoir la capacité à tout organiser, de savoir gérer et anticiper mais ce sont des qualités qui sont dévalorisées! Elles sont attendues pour les filles mais dépréciées dans la société. Le génie il est bordélique, il est imprévisible et une femme c’est bien organisée, ça fait ses petites listes, ça pense à tout. Donc une femme ce n’est pas un génie.
Ce devrait être une force d’avoir la capacité à tout organiser, de savoir gérer et anticiper mais ce sont des qualités qui sont dévalorisées! Elles sont attendues pour les filles mais dépréciées dans la société.
On ressent une véritable envie de libérer la femme de toutes les injonctions, quelles soient sexuelles avec Kata Sutra, domestiques avec ton dernier livre Libérées ou encore sociales à travers ton blog où tu relates la vraie vie c’est fondamental pour toi ?
Oui, clairement. (Elle réfléchit) Je suis assez obsédée par la mort, j’ai depuis longtemps beaucoup d’angoisses morbides, ça m’a toujours perturbé. « Comment ça je vais mourir un jour ? Et on va tous mourir? » Etant athée, je fais beaucoup de choix en sachant que j’ai cette vie et qu’un je vais disparaître, que mon corps va pourrir et que tout ce sera fini. Je rencontre beaucoup de personnes qui font le choix ou plutôt qui ne font pas de choix, et vivent comme s’ils étaient dans un brouillon ou alors comme si leur vie allait s’étendre à l’infini. Or les injonctions, tous ces commandements imposés par les autres, son genre, la société… empêchent au fond de réfléchir à ta vie. Qui je suis moi réellement en dehors de toutes ces injonctions ? De quoi j’ai vraiment besoin et envie ? Les analyser c’est déjà s’en libérer un petit peu, et pouvoir se poser les bonnes questions. Dans mon cas j’aurais pu me poser ces questions plus jeune. Ai-je vraiment envie d’enseigner le français ? Ne serait-ce pas parce que ma mère en a envie ? Parce que j’ai grandi dans une période de chômage ? Parce que je suis une femme et que je suis censée avoir une fibre sociale et m’occuper des autres ? C’est juste à un moment être capable de faire la part des choses, de quoi j’ai envie, de quoi j’ai besoin, et c’est assez difficile à faire. Le travail de dé-construction des injonctions permet de se poser les bonnes questions. Il faut se travail là pour réussir à prendre sa place.
Une liberté qui doit se prendre et non se demander, tu dis « Pour être libre il faut se libérer nos esprits de la charge mentale, arrêter de se dévaloriser et surtout d’avoir peur. Peur d’échouer, de viser trop haut, de ne pas être à la hauteur, de dire une bêtise, de parler, de ne pas être habillée comme il faut. »
C’est toujours lié à ce rapport au temps. Quand tu demandes tu es dans l’attente de l’autorisation du monde extérieur. Dire la liberté elle ne se demande pas mais elle se prend implique que ce soit ici et maintenant. Il n’y a pas à attendre plus tard les bonnes conditions ou le bon moment. C’est se dire je peux tout de suite et maintenant changer les choses. Ce n’est pas forcément changer sa vie de manière bouleversante mais ça peut être une manière de s’affirmer au travail. Le jour où je me suis disputée avec mon banquier, quand j’ai osé lui dire « il est hors de question que je paie cette somme » ça a été un moment hyper important dans ma vie (rires).C’est d’autant plus vrai pour notre génération. Quand il s’agissait du droit à l’IVG ou du droit de vote on demandait un changement législatif, on ne pouvait pas réécrire la loi et la faire voter à la place des hommes. Mais pour les choses de l’ordre sociétal, des rapports humains, des salaires, ce sont des choses qu’on peut directement changer. On peut demander à nos collègues combien ils sont rémunérés et s’il y a une inégalité, négocier avec son patron. Il ne faut pas attendre qu’un audit souligne les écarts de salaires. Prendre une liberté c’est bousculer les gens, le problème c’est qu’une femme n’est pas programmée pour bousculer sinon ça veut dire qu’elle est frigide et méchante. C’est Margaret Thatcher et personne ne veut être Margaret Thatcher … (rires)
Une nécessité de se libérer des injonctions qui pourtant s’intensifient avec les réseaux sociaux et notamment la dictature domestique qu’impose Instagram …
Spontanément et parce qu’on a été élevé dans cette idée, on a tendance à penser que le mouvement général de l’Histoire et de nos sociétés c’est le progrès. C’est en train de changer avec la crise écologique qui permet de prendre conscience que l’avenir n’est pas forcément synonyme de mieux. On est dans le même schéma pour l’histoire des femmes. L’acquisition de droits n’empêche pas la formation de nouvelles formes d’oppression. Sur les normes ménagères c’est très clair, j’ai des amies plus âgées qui me certifient qu’elles n’étaient pas autant jugées quant aux questions sur l’éducation de leurs enfants. Choisir d’allaiter ou de donner le biberon était une question de ressenti, c’était acquis et chacun faisait comme il souhaitait. Or aujourd’hui il y a une énorme pression dans les deux sens. Je connais des femmes qui ont allaité aux seins et qui se sont pris des remarques vraiment désobligeantes, à l’inverse quand une femme choisit le biberon c’est une mauvaise mère. Quoi qu’on fasse il y aura toujours une personne pour juger. La mise sous tutelle des femmes sur la manière dont elles gèrent leur vie évolue et Instagram est un outil de contrôle puissant. Ça à l’air ludique, c’est divertissant et les photos sont jolies mais au fond c’est un outil de codification très fort. La plateforme diffuse l’idée qu’une maison correcte aujourd’hui doit ressembler à ça. Le problème c’est que pour la majorité des utilisateurs c’est un idéal impossible à atteindre. C’est la même chose que les questions plus anciennes sur le corps féminin, mais maintenant elles touchent aussi la maison, les vacances et les enfants. Et bien ma maison elle a des vergetures et tant pis c’est comme ça !
La mise sous tutelle des femmes sur la manière dont elles gèrent leur vie évolue et Instagram est un outil de contrôle puissant. Ça à l’air ludique, c’est divertissant et les photos sont jolies mais au fond c’est un outil de codification très fort.
Dernière question, si tu avais un conseil à partager ?
A part lire mon livre ? (rires)
Ça dépend des situations de chacun mais je pense que s’octroyer 48 heures, et le temps d’un week-end prendre un moment pour s’interroger. Quelles sont les choses que j’aime et quelles sont celles qui me rendent malheureuses. Faire une liste (rires) et voir en l’occurrence ce que j’ai dans ma vie en ce moment et ce que je n’ai pas…
Est-ce que ça penche dans une colonne ou dans une autre ?
Texte : Justine Werbrouck
Photos : Guillaume Dassonville
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Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, Titiou Lecoq, Fayard, 2017
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